Pol Bury, 'Time in Motion', BOZAR

L'exposition Time in Motion rend hommage à Pol Bury (1922-2005), figure emblématique de l'art belge d'après-guerre, pionnier du cinétisme et membre du groupe ZERO. La rétrospective que lui consacre le Palais des Beaux-Arts (BOZAR) retrace le cheminement de cet artiste visionnaire et cartographie les influences qui ont forgé son œuvre singulière et protéiforme. Une soixantaine de ses sculptures motorisées sont présentées aux côtés des peintures et travaux graphiques de ses débuts et, point d'orgue de la visite, une de ses fameuses fontaines, clôture le parcours.

Pol Bury, 74 sphères sur un plan (detail), 1979 © Jean-François De Witte

Pol Bury, 74 sphères sur un plan (detail), 1979 © Jean-François De Witte

L'exposition se veut chronologique et nous invite à suivre l'évolution du travail de l'artiste qui a contribué, par le biais de rencontres déterminantes, à certains des grands mouvements artistiques du XXème siècle.

Influencé d'abord par les toiles et la poésie des surréalistes René Magritte et Achille Chavée (La Serrure, 1945-1946), il rejoint ensuite les acteurs du mouvement CoBrA, Christian Dotremont et Pierre Alechinsky, passe par le lettrisme aux côtés de son ami André Balthazar avant d'enfin se consacrer à la sculpture lorsqu'il repère en 1950 à la Galerie Maeght à Paris les Mobiles du sculpteur américain Alexander Calder (Plans Mobiles, 1953).

Si ses premières peintures sont très colorées, elles s'éloignent progressivement de la figuration et, en évoluant vers l'abstraction géométrique, s'affranchissent du support bi-dimensionnel de la toile... Elles témoignent de l'énergie créative de Pol Bury qui, en quête permanente de son propre langage visuel, expérimente avec les codes des mouvements picturaux de l'époque. Une des nombreuses citations qui jalonnent Time in Motion est révélatrice de l'état d'esprit du jeune artiste: "mon séjour chez CoBrA m'a fait découvrir que les groupes étaient utiles à condition d'en sortir."

Une salle est dédiée au graphisme expérimental, au lettrisme et à la pataphysique. En 1953, Pol Bury et le poète André Balthazar fondent à La Louvière, ville d'où ils sont tous deux originaires, la maison d'édition "Daily-Bûl" et l'"Académie de Montbliart" et donnent libre cours à leur esprit facétieux dans une série de publications qui allient humour, littérature et arts graphiques.

J'ai été séduite par ses Plans mobiles qui se situent à la croisée de la peinture et de la sculpture et sont les premières œuvres animées de l'artiste. Ces "peintures" en relief sont constituées de panneaux géométriques superposés qui, quand ils sont actionnés, tournent autour d'un axe central. 

Lors de leur présentation à la Galerie Apollo à Bruxelles (exposition 10 Plans Mobiles en 1953), le visiteur était invité (par un écriteau portant l'inscription "Veuillez toucher") à faire pivoter les différents panneaux afin de créer une infinité de nouvelles compositions et de "compléter" l'œuvre en actionnant le mouvement. Le visiteur devenait en quelque sorte acteur de l'œuvre.

Toutefois, comme l'explique Gilles Marquenie, historien d'art et conseiller artistique de l'exposition: "cette noble intention est un peu illusoire: le public se laisse surtout tenter par le gimmick consistant à faire tourner les panneaux très vite, comme une roue de la fortune. Ce n'était évidemment pas l'intention de l'artiste qui, pour remédier à ce problème, introduit dans ses Plans mobiles ultérieurs un moteur électrique permettant aux panneaux de bouger, mais très lentement afin d'éliminer l'intervention du spectateur."

Pol Bury, Plans Mobiles, 'Time in Motion', BOZAR, vue partielle de l'exposition

Pol Bury, Plans Mobiles, 'Time in Motion', BOZAR, vue partielle de l'exposition

En effet, chez Pol Bury le mouvement s'inscrit dans la durée et sa perception se fait dans la lenteur. Il est d'ailleurs considéré comme le maître absolu du mouvement lent en sculpture. Le mouvement qui anime les sphères, tiges métalliques, cylindres érectiles et autres composantes de ses oeuvres est quasiment imperceptible, imprévisible, aléatoire... Comme le faisait remarquer l'artiste: "la vitesse limite l'espace, la lenteur le multiplie."

Tout au long du parcours, l'accent est mis sur le rapport privilégié que Pol Bury tisse entre ses oeuvres et le visiteur. Au fur et à mesure, les matériaux utilisés pour l'exécution des sculptures s'ennoblissent. La notoriété croissante du sculpteur, qui représenta la Belgique lors de la Biennale de Venise en 1964, lui permet de troquer le bois de récupération pour l'acier poli et brossé et de passer à des réalisations à plus grande échelle, dont les surfaces miroitantes m'ont fait penser à certaines œuvres du plasticien britannique Anish Kapoor.

Deux sculptures ont retenu mon attention: les 49 boules de même couleur sur un plan incliné mais surélevé (1966) qui défient la gravité et l'impressionnant 4047 cylindres érectiles (1972), une paroi en chêne noir de 7 mètres de long qui rappelle un paravent. La mécanique invisible du travail de Bury captive et on ne peut qu'admirer les prouesses techniques à l'origine de ses sculptures à la fois ludiques et enthousiasmantes.

Pol Bury, 49 boules de même couleur sur un plan incliné mais surélevé, 1966

Pol Bury, 49 boules de même couleur sur un plan incliné mais surélevé, 1966

Pol Bury, 4047 cylindres érectiles, 1972

Pol Bury, 4047 cylindres érectiles, 1972

Regarder les œuvres de Pol Bury est une expérience qui mobilise les sens: nos yeux les scrutent attentivement pour en discerner les légers changements, nos oreilles sont à l'écoute des sonorités, tictacs, cliquetis et bruissements "musicaux" qu'elles génèrent...  Notre attention est captée par la cadence ralentie qui invite à la méditation... La conception du temps que nous propose l'artiste s'inspire, comme le souligne Gilles Marquenie dans le catalogue d'exposition, de celle du philosophe Gaston Bachelard pour qui "le temps n'est pas une donnée s'écoulant de manière continue [mais] se définit exactement par ses interruptions. C'est précisément par ces moments d'inertie que nous prenons conscience du temps et du mouvement." Dans un monde où la frénésie est de rigueur, cette invitation à la pause n'en est que plus gratifiante...

 

Pol Bury, 'Time in Motion', BOZAR/Palais des Beaux-Arts, Rue Ravenstein 23, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 4 juin 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Melik Ohanian, 'In Time', Dvir Gallery

La visite de l'exposition de Melik Ohanian à la Dvir Gallery permet de découvrir les oeuvres récentes du lauréat du Prix Marcel Duchamp 2015 et de s'immerger dans les thématiques qui lui sont chères. Le travail de l'artiste français d'origine arménienne se situe à la confluence des arts visuels et de la science. Les photographies, sculptures et installations exposées font référence à différents champs de connaissance (la physique, la linguistique et l'histoire entre autres).

In Time, Melik Ohanian, Dvir Gallery, vue partielle de l'exposition

In Time, Melik Ohanian, Dvir Gallery, vue partielle de l'exposition

Une photographie en noir et blanc nous accueille. Elle fait partie de Portrait of Duration, la série de soixante clichés qui essaie de prendre la mesure du temps qui passe. Si l'image paraît de prime abord abstraite, une légende inscrite à même le tirage (CESIUM T1004) indique qu'il s'agit de l'élément chimique radioactif utilisé pour définir la seconde universelle dans les horloges atomiques. Melik Ohanian a capturé en laboratoire l'isotope microscopique alors qu'il passait de l'état solide à l'état liquide et l'a fait entrer dans le domaine du visible.

Melik Ohanian, Portrait of Duration, 2015

Melik Ohanian, Portrait of Duration, 2015

Trois grands tirages en couleur procèdent de la même démarche expérimentale et représentent eux aussi le césium. Toutefois, alors que la photographie en noir et blanc reprend les codes de l'imagerie scientifique (légende explicative de l'objet photographié et rigueur chromatique), les photographies en couleur sont complètement abstraites et aucun commentaire ne permet d'en identifier le sujet. De ce fait, l'oeil se focalise sur l'éclat de la couleur dorée des images plutôt que sur ce qu'elles sont censées représenter... 

Comme l'explique l'artiste dans un entretien avec Christine Macel, la curatrice de la prochaine Biennale d'art contemporain de Venise: "Dans mon travail, la science est souvent en arrière-plan. Les oeuvres portent en elles un caractère scientifique, mais elles ne sont pas des objets scientifiques: elles ne révèlent aucune vérité, au mieux elles s'en inspirent."

La pratique artistique de Melik Ohanian explore aussi le sens des mots. Dans l'installation Words - Serie II (2014), les mots "there" et "times" ("là-bas" et "temps" en anglais), éclairent par intermittence deux caissons lumineux. Ohanian se sert de parenthèses pour isoler une lettre et faire surgir par ce biais un mot différent du mot d'origine. Ainsi, en mettant le "t" de "there" entre parenthèses ((T)HERE), il rend sa lecture facultative et fait apparaître le mot "here" ("ici"). Il en résulte une tension sémantique intéressante et on se rend compte qu'en anglais les lettres qui composent le mot "ici" ("here") font partie intégrante de celles qui composent le mot "là-bas" ("there"), qui est pourtant son antonyme... L'artiste manie les codes typographiques pour mettre en évidence les ambivalences inhérentes à certains mots.

Melik Ohanian, Words - Serie II, 2014

Melik Ohanian, Words - Serie II, 2014

La logique est similaire dans Nowwhere (2016), une sculpture en verre posée à même le sol qui accole les mots "now" ("maintenant") et where ("où"). Ce mot hybride en cache un autre: "nowhere" qui signifie "nulle part". Les "w" des deux mots sont superposés, ce qui nous encourage à lire la sculpture transparente d'une traite. L'artiste déjoue ainsi les règles d'orthographe et questionne les notions de lieu et de temps...

Melik Ohanian, Nowwhere (2016)

Melik Ohanian, Nowwhere (2016)

Ohanian évoque l'histoire, la mémoire et l'absence dans Pulp Off (2014). Il a travaillé en collaboration avec l'essayiste Janine Altounian. Il lui a racheté les invendus de son livre que l'éditeur vouait à la destruction. Mme Altounian est l'auteure de Mémoire du génocide arménien - Héritage traumatique et travail analytique dans lequel figure le journal de déportation de son père, écrit entre 1915 et 1919. L'installation est un amoncellement de 120 livres déchiquetés exposé aux cotés de reproductions du manuscrit original de M. Altounian. Les bandes de papier lacéré se comprennent comme une métaphore des charniers humains et des massacres. Par le biais de cette oeuvre forte, le plasticien tente de concrétiser le génocide du peuple arménien.

Melik Ohanian, Pulp Off, 2014

Melik Ohanian, Pulp Off, 2014

Pulp Off m'a fait penser formellement à l'installation que l'artiste américain d'origine cubaine, Félix González-Torres, avait consacré à la disparition de son compagnon.

Felix Gonzlez-Torres, Untitled (Portrait of Ross in L.A.), 1991

Felix Gonzlez-Torres, Untitled (Portrait of Ross in L.A.), 1991

D'autres oeuvres sont à découvrir dans l'exposition. Celles que j'ai retenues montrent comment Melik Ohanian matérialise des données physiques intangibles, rend visibles des proximités lexicales et immortalise un pan d'histoire oublié ou refoulé... Pour reprendre les propos de Bernard Blistène, Président du jury du Prix Marcel Duchamp 2015 et directeur du Musée national d'art moderne au Centre Pompidou: "[il] invente une oeuvre dont l'ambition est de prendre le monde comme sujet et d'affirmer que le temps est le moteur des choses. Construite comme une suite d'états de conscience, l'oeuvre puissamment allégorique de Melik Ohanian regarde le monde à travers le filtre de la mémoire."

 

Dvir Gallery, 67 Rue de la Régence, B-1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 18 Mars 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Cesare Fabbri, 'The Flying Carpet', Fondation A Stichting

Cesare Fabbri est mis à l'honneur dans l'exposition The Flying Carpet à la Fondation A Stichting. C'est la première fois que le travail du photographe italien est exposé dans les locaux des anciennes usines Bata et c'est avec plaisir que j'ai découvert et le lieu et l'univers de l'artiste. 

La visite s'articule autour de trois séries de photographies et associe le verbe à l'image dans la mesure où une citation littéraire enrichit et invite chaque fois l'œil du visiteur à la découverte du travail. Les tirages se déclinent en noir et blanc et en couleur et Cesare Fabbri nous offre sa narration de l'Italie par le biais de clichés tirés entre 2005 et 2016. Les lieux figés sur papier sont authentiques et présentés en l'état, une façon de mettre en évidence la qualité artistique et la poésie des "choses vraies" qui n'est pas sans rappeler les codes stylistiques du cinéma néo-réaliste italien d'après-guerre.

Brisighella, 2005, © Cesare Fabbri

Brisighella, 2005, © Cesare Fabbri

Cesare Fabbri, The Flying Carpet, série Orlando, vue de l'installation, Fondation A Stichting

Cesare Fabbri, The Flying Carpet, série Orlando, vue de l'installation, Fondation A Stichting

Orlando, la première collection de tirages, s'inspire du héros du poème épique éponyme qui, à la découverte des initiales de sa bien-aimée entrelacées à celles de son amant sur le tronc d'un arbre, perdit la raison. La série se compose de 21 photographies prises dans le nord de la Toscane. Cesare Fabbri tourne son objectif vers les arbres qui peuplent la forêt de Garfagnana et immortalise ceux dont l'écorce est gravée d'initiales. Cet "alphabet" anonyme, que l'on a coutume d'associer aux déclarations d'amour, est photographié frontalement et en gros plan. Par ce procédé, Cesare Fabbri isole le signe incrusté et le répertorie à l'instar de la syntaxe proposée par le photographe américain Lee Friedlander dans son livre Letters from the People.

L'accrochage des tirages renforce la ressemblance formelle des images. L'émotion esthétique est intense et l'écorce de l'arbre rappelle la peau scarifiée. Les gros plans personnifient les troncs et l'inscription devient cicatrice sur et dans leur chair.

Orlando, 2009 © Cesare Fabbri

Orlando, 2009 © Cesare Fabbri

Mezzogoro, 2012 © Cesare Fabbri

Mezzogoro, 2012 © Cesare Fabbri

The Flying Carpet réunit une série de clichés surprenants qui, bien que très construits, semblent avoir été saisis sur le vif. Les photographies documentent les chemins et les routes d'Emilie-Romagne et de Sardaigne et prolongent le regard du photographe sur le paysage vu et vécu au quotidien. D'aucuns trouveront peut-être les photographies quelconques mais c'est leur simplicité apparente qui les rend belles et la magie s'opère quand l'obturateur fige le mouvement implicite de l'objet dans le décor inhabité. Les couleurs semblent délavées par le soleil ou passées par le temps et cette impression donne aux clichés une qualité proche de celle du documentaire.

L'exposition s'intitule The Flying Carpet et on comprend mieux, en lisant l’essai de Jean-Paul Deridder, directeur de la fondation, le pourquoi de ce titre mystérieux qui est aussi celui de la série: "drôle de drone, moyen de locomotion symbolique et fantastique, le tapis volant, permet de survoler le monde, de le représenter. Avec ses images photographiques enchanteresses, presque solitaires, Cesare Fabbri cherche la géométrie appropriée pour décrire le monde, non sans un certain humour, en en rassemblant, chose après chose, les fragments, les éclats, les brisures."

La troisième série en noir et blanc est la plus récente et a été réalisée alors que Cesare Fabbri sillonnait la Sardaigne. Les images ont été prises à la chambre photographique 8x10 et cartographient un paysage aride où vestiges anciens côtoient des sites modernes à l'abandon... Les clichés sont plus statiques et ils mettent en scène les hommes qui ont contribué à façonner le territoire.

Même si Sardaigne est plus "habitée", il n'en demeure pas moins que la présence humaine est décelable en filigrane tant dans la série Orlando que dans The Flying Carpet...

A mon sens, les photographies présentées dans The Flying Carpet offrent une clé de lecture pour comprendre l'impact de l'homme sur son environnement. Si tel est le cas, la note finale de Cesare Fabbri dans le livre publié à l'occasion de l'exposition n'en est que plus pertinente: "parfois, le familier devient invisible. Les photographies nous permettent de découvrir et de voir pour la toute première fois ce qui était juste devant nos yeux."

 

Fondation A Stichting, Avenue Van Volxem 304, B-1190 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 26 mars 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Prune Nourry, 'Contemporary Archeology', Galerie Daniel Templon

Contemporary Archeology, l'exposition de Prune Nourry à la Galerie Daniel Templon, nous transporte sur un site de fouilles archéologiques.

La visite est immersive: le sol de l'espace d'exposition est recouvert de terre noire et le "parcours" est balisé de planches en bois. La scénographie du lieu est reconnaissable dans la mesure où les sculptures, photographies et projections rappellent la découverte de l'armée de 8000 soldats en terre cuite de l'empereur de Chine Qin à X'ian en 1974.

Contemporary Archeology, Prune Nourry, vue de l'exposition, image courtesy Galerie Daniel Templon

Contemporary Archeology, Prune Nourry, vue de l'exposition, image courtesy Galerie Daniel Templon

La plasticienne française s'est réapproprié une des découvertes archéologiques majeures du vingtième siècle et a crée sa Contemporary Archeology pour attirer notre attention sur des problématiques actuelles. En effet, par le biais de son armée de fillettes en terre cuite, les Terracotta Daughters, Prune Nourry dénonce le déficit croissant de femmes en Chine, conséquence directe de la politique controversée de l'enfant unique en vigueur de 1979 à 2015.

Les Terracotta Daughters ont vu le jour en 2013 et ont été conçues en l'honneur, pour reprendre l'expression de l'économiste indien Amartya Sen, des "femmes manquantes" victimes de la sélection pré-natale du sexe des nouveaux-nés.  À l'origine du projet, la rencontre de huit fillettes orphelines âgées de 10 à 13 ans que Prune Nourry décide de photographier, de sculpter et de reproduire, en collaboration avec des artisans locaux, en 108 exemplaires. En Chine, le chiffre 8 est porteur de bons présages et exprime la totalité de l'univers. Le choix de répliquer les huit fillettes initiales en 108 permutations toutes différentes les unes des autres n'est pas aléatoire et s'inspire d'un récit traditionnel chinois, Au bord de l'eau de Si Nai'an, qui décrit une armée de 108 combattants. Le travail de Prune Nourry n'est pas à but lucratif dans la mesure où son armée de fillettes en terre cuite n'est pas à vendre. Pour financer son projet, elle a coulé le moule des huit fillettes en bronze. Ce sont ces bronzes qui sont mis en vente et qui lui permettent non seulement de mener à bien son entreprise mais aussi de financer, par le biais d'une asbl, l'éducation des huit orphelines. De 2013 à 2015, les Terracota Daughters ont voyagé dans le monde avant d'être enfouies en 2015, comme l'armée de l'empereur Qin, dans un endroit tenu secret et en présence de rares témoins lors d'une performance intitulée Earth Ceremony. Le lieu d'enfouissement ne sera révélé qu'en 2030 lors de l'excavation du site, 2030 marquant la date où le déséquilibre démographique entre les deux sexes atteindra son paroxysme en Chine.

Prune Nourry, Terracotta Daughters, Crossing The Line Festival (FIAF) & China Institute, New York City, September 2014

Prune Nourry, Terracotta Daughters, Crossing The Line Festival (FIAF) & China Institute, New York City, September 2014

La visite de Contemporary Archeology nous permet de découvrir les sculptures des huit fillettes en terre cuite à l'origine des Terracotta Daughters. Deux répliques en bronze de celles-ci figurent aussi dans l'exposition et ont peut également se familiariser avec le processus créatif de l'artiste.

Dans la cour qui mène à la galerie, le visiteur est accueilli par un buste imposant. Il s'agit d'un visage sculpté dont la surface, fissurée de toutes parts, rappelle la fragilité et l'usure que le passage du temps et la force des éléments infligent à l'objet archéologique. Les craquelures du "crâne" exposé font penser au dessin d'une mappemonde sur un globe terrestre...  D'emblée Prune Nourry brouille la frontière entre l'artéfact et l'oeuvre d'art, entre le passé et le présent, entre l'ancien et le contemporain...

Cracked Head, Prune Nourry, 2016

Cracked Head, Prune Nourry, 2016

Une fois dans la galerie, les fillettes nous font face en deux rangs symétriques. Elles sont habillées en tenue traditionnelle d'écolière, petit foulard de pionnières noué autour du cou, et ont chacune une individualité qui leur est propre...  Les sculptures sont grandeur nature et leurs yeux, dont seul le contour est dessiné (la pupille, l'iris et les cils sont absents), rappellent ceux des guerriers de X'ian.

Une grande photographie montée sur un caisson lumineux orne la paroi du fond. La photo documente la "chambre funéraire" des Terracotta Daughters avant que celles-ci ne soient ensevelies.

Photographiée de nuit, l'image est mystérieuse. Une brume épaisse obscurcit la composition et nous empêche de discerner l'étendue du mausolée. Le site archéologique, créé de toute pièce par Prune Nourry, se démarque nettement des gratte-ciels ultra-modernes que l'on voit à l'arrière plan, certains encore en construction comme en atteste la présence d'une grue. Le paysage urbain au sein duquel vont ressurgir les fillettes en 2030 sera certainement bien différent de celui de leur enfouissement.

Contemporary Archeology (Night), 2016. Photographie montée sur caisson lumineux, 200 x 132 x 8 cm. Image courtesy Galerie Daniel Templon

Contemporary Archeology (Night), 2016. Photographie montée sur caisson lumineux, 200 x 132 x 8 cm. Image courtesy Galerie Daniel Templon

Derrière la paroi, sont exposées des répliques de têtes des Terracotta Daughters. Le visiteur foule la terre et inscrit ainsi l'empreinte de son passage qu'il ajoute aux traces laissées par ceux qui l'ont précédé. Une video de l'enfouissement du site est projetée sur un remblai où image et matière se confondent.

Dans une pièce adjacente, on peut observer les différents moules et outils de création des sculptures. L'installation intitulée L'Atelier (2016) fait à la fois allusion au système de catalogage et d'archivage des fragments archéologiques et à l'atelier de la sculptrice. Un effet d'optique surprenant floutte les frontières entre les volumes convexes et concaves et donne l'impression que les visages vont à tout moment ressurgir des moules exposés.

Giant Head (Mold), Bronze, white patina, marble effect, beech laths, 2016.

Giant Head (Mold), Bronze, white patina, marble effect, beech laths, 2016.

La démarche de Prune Nourry est protéiforme. Comme elle l'explique: “je suis vraiment mon intuition, si quelque chose m’inspire, m’intrigue (...) je vais aller vers ça mais sans forcément savoir vers où ça va me mener. Parfois le projet va être un peu comme un arbre où les racines vont être toute la recherche, pour ensuite pouvoir donner lieu à un tronc qui va être le projet ephémère. Ensuite, les branches vont être les oeuvres issues de ce projet, mais ça peut partir dans plein de directions."

A l'issue de la visite, on recroise le buste craquelé du départ et on ne peut que se remémorer que l'archéologie a pour objectif d'exhumer l'empreinte du passé gravée dans la matière. Libre à nous d'imaginer l'empreinte que les années passées sous terre laisseront sur les Terracotta Daughters... Verdict en 2030.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient approfondir, 250 statues en terracotta de X'ian sont exposées jusqu'au 23 avril à la Gare des Guillemins à Liège dans l'exposition L'armée Terracotta: L'héritage de l'Empereur Chinois Eternel.

 

Galerie Daniel Templon, Rue Veydt, 13A, B-1060, Bruxelles. Jusqu'au 4 mars 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber