C'est avec beaucoup d'intérêt et de curiosité que je suis allée voir l'exposition de Gregory Crewdson « Cathedral of the Pines » à la Galerie Daniel Templon à Bruxelles. Cette exposition permet au visiteur de s’immerger dans l’univers visuel hautement scénographié et mélancolique du maître de la « staged photography » ou de la photographie-mise-en-scène.
C'est la première européenne de la « Cathedral of the Pines » et l'exposition est à voir jusqu'au 29 octobre simultanément dans les galeries Templon de Paris et de Bruxelles. La galerie Templon de la rue Veydt à Bruxelles présente 13 des 31 photographies que compte la série, les autres 19 photographies sont exposées dans l'espace parisien de ladite galerie.
Gregory Crewdson et son équipe ont effectué leurs prises de vues dans la petite ville de Becket en Nouvelle-Angleterre. Le titre de la série « Cathedral of the Pines » se réfère au nom d'un sentier situé à proximité de Becket. Les photographies qui composent la série marquent un renouveau créatif pour M. Crewdson qui s'est exilé de la scène new-yorkaise après un divorce houleux et a choisi les paysages majestueux de son enfance pour se ressourcer. Comme il l'explique: « C'est au coeur des forêts de Becket, Massachussets, que j'ai finalement senti l'obscurité se lever, que je me suis reconnecté avec mon processus artistique et que j'ai évolué vers une période de renouveau et de créativité. »
Dans le documentaire Gregory Crewdson : Brief Encounters (2012), on apprend que Gregory Crewdson fait de la photographie comme s'il faisait du cinéma et les moyens engagés (tant financiers que techniques) sont à la hauteur de ceux d'un tournage cinématographique: les clichés sont pris au cours de plusieurs semaines et exigent la collaboration d'une équipe composée d’acteurs, de décorateurs, d’accessoiristes, d'éclairagistes et autres ingénieurs... « Cathedral of the Pines » ne déroge pas à la règle, même si dans cette série, qui se veut plus intimiste, M. Crewdson a fait le choix d'utiliser des décors pré-existants et des acteurs non professionnels.
Le format (95,3x127cm) et le sujet des photographies rappellent les tableaux de son compatriote, le peintre Edward Hopper. Désolation, solitude, et nostalgie sont les sentiments qui viennent à l’esprit. On a l'impression de faire intrusion dans une scène à laquelle on ne comprend pas grand chose, d'entrer dans une séquence figée dans le temps, un arrêt sur image sorti hors contexte et que Crewdson nous laisse interpréter au gré de notre propre imagination.
Ce qui m'a frappé lors de la visite de l'exposition « Cathedral of the Pines » c'est le ressenti du passage du temps à travers l'alternance des saisons que l'on perçoit d'une photo à l'autre... Ce passage du temps ressenti révèle la durée de production des images qui ont été réalisées en trois "tournages" sur deux ans et demi. Les photographies sont d'une netteté extrême et en m’approchant et en analysant les images exposées, j'ai été interpelée par le foisonnement d'éléments narratifs et de détails: reflets dans les vitres, livres dont on arrive même à lire les titres et vêtements parsemés sur la moquette... Nus ou vaguement habillés, seuls ou accompagnés, jeunes ou d'âge mur, en extérieur dans une voiture entourés de pins vertigineux ou encore prostrés dans un intérieur feutré donnant sur un paysage enneigé... Les sujets des photographies de M. Crewdson ne regardent jamais frontalement la camera et ce parti-pris de l'artiste confère aux "scénarios en une image" une dimension documentaire quasi-réelle voire surréelle, dans la mesure où les "acteurs" ne semblent même pas se rendre compte de l’artifice photographique. Inconscients d’être photographiés, ils ne peuvent regarder au-delà des deux dimensions qui leurs sont imposées et des frontières du cadre dans lequel ils s’inscrivent, comme incapables de sortir de la réalité construite et imposée par leur concepteur. Si la réalité documentée que nous donne à voir l'artiste est vraisemblable, elle n’est qu’invention, fruit de l’imagination fertile et poétique de son auteur parce qu'on sent bien que tout est réfléchi et prémédité dans les photographies de Gregory Crewdson.
Il nous invite à tenter de comprendre les états mentaux des habitants de ses tableaux photographiques mystérieux. L’alternance dans les prises de vues traduit à la fois la distance et la proximité avec les êtres fictifs photographiés. Nous sommes soit avec eux, dans une banale pièce ou en extérieur, soit nous les observons avec un certain recul à travers un autre cadre : le sillage d’une porte (The Shed, 2013), un miroir (Father and Son, 2013 et Seated Woman on Bed, 2013) ou une fenêtre. J'ai appris que l'exposition intitulée «Rooms with a View» au Metropolitan Museum à New York en 2011 a inspiré la série exposée. Comme le confie l’artiste dans un entretien accordé le mois dernier au Journal Libération : « Dès qu'on réunit un personnage, une fenêtre et un paysage, on crée une situation où s'exprime très fortement le désir. »
Dramatiques et souvent troublantes, les images m’ont pourtant parues paisibles. Bien que tout soit figé dans « The Cathedral of the Pines », les portes entrouvertes, les traces de pas ou de pneus dans la neige et les reflets dans les miroirs semblent suggérer un évènement passé ou l’imminence d’une action à venir et la présence hors-champ d’un personnage tiers, susceptible de tout faire basculer. Cela m'amène à me demander si le visiteur n'est somme toute pas placé dans la peau du photographe lui-même...
Copyright © 2016, Zoé Schreiber