L'artiste américain Jasper Johns (né en 1930) est, aux côtés de la japonaise Yayoi Kusama, de l'allemand Gerhard Richter et du britannique David Hockney pour ne citer qu'eux, l'un des vétérans de la scène artistique internationale. La rétrospective que lui consacre la Royal Academy de Londres s'intitule Something Resembling Truth (Une forme de ressemblance avec le vrai) et regroupe plus de 150 oeuvres exposées de façon thématique par la curatrice Roberta Bernstein. L'exposition retrace les six dernières décennies du travail de l'artiste et met en évidence comment son oeuvre novatrice contribua à redéfinir le rapport entre l'art et la réalité. Dans les années 50, ses premières toiles sont en rupture totale avec l'expressionisme abstrait qui règne en maître à l'époque. Il entraînera dans son sillage tant les tenants du pop-art que les minimalistes et les adeptes de l'art conceptuel.
Si les premières salles, centrées sur les années charnières de sa carrière, constituent indubitablement les temps forts de la visite, le parcours met en évidence l'éclectisme des médiums utilisés (peinture à l'encaustique, dessins, sculptures, gravures, collages...) par ce représentant de l'art américain d'après-guerre et se clôture sur ses oeuvres les plus récentes dont certaines sont exposées pour la toute première fois.
Une cible colorée (Target, 1961) ouvre le bal. Dans cette oeuvre emblématique, Jasper Johns s'empare, comme il le fera souvent, d'un objet iconique, de "quelque chose que l'esprit connaît déjà" et le détache de sa fonction symbolique première pour mieux le recréer. Il prend un objet familier et le transforme en une image quasi-abstraite: une toile, dont les couleurs primaires, la texture cireuse et la surface recouverte de morceaux de papier journal que l'on décèle en transparence, nous interpelle. Que ce soit dans ses tableaux de drapeaux américains, de ses suites de chiffres arabes, de lettres de l'alphabet, de cartes géographiques, de lampes de poche, de canettes de bière ou dans les motifs abstraits de ses hachures croisées (cross-hatching), l'artiste brouille les pistes et, de reconnaissable, la réalité devient fugitive voire hermétique. Sa technique consiste à "prendre un objet. Faire quelque chose avec. Faire autre chose avec" et à confondre ainsi l'image et le support.
Il interroge par ce biais notre façon de voir les objets de notre quotidien, objets que l'on finit bien souvent par ne plus voir. Dans sa célèbre série d'oeuvres à l'effigie du drapeau américain, il invite le visiteur à porter un regard neuf sur cet emblème national. L'idée de peindre un drapeau lui serait venue dans un rêve en 1954. A l'époque ce geste radical avait suscité maintes interrogations: s'agissait-il d'un drapeau ou d'une image qui représentait un drapeau? Cette distinction avait-elle lieu d'être? Il convient de rappeler le contexte de la guerre froide dans lequel Jasper Johns évoluait. Dès lors, Flag est-il un tableau patriotique qui exalte la nation ou, a contrario, un tableau qui critique ce que ledit drapeau représente?
Dans une autre série intitulée 0 Through 9, Jasper Johns vide les chiffres de leur valeur et de leur sens en les empilant les uns sur les autres.
Something Resembling Truth illustre comment l'artiste fait de la peinture un sujet à part entière de ses tableaux et comment, en mettant en avant ses propriétés physiques tangibles (la toile, le chassis, la texture de la peinture à l'encaustique qu'il mêle à des coupures de journeaux collées ensemble) et ses caractéristiques formelles (la couleur, l'échelle...), il s'attèle à en faire un objet. C'est le cas notamment dans Painting With Two Balls (1960) où il insère, non sans humour et non sans allusion sexuelle, deux billes entre les panneaux d'un tableau afin de révéler le mur sur lequel l'oeuvre repose.
Une salle dédiée à la synergie entre son environnement de travail et sa production artistique examine comment il incorpore dans ses compositions les objets qu'il trouve dans son atelier. Dans Fool's House (1962), un balai devient un pinceau, une tasse un réceptacle, un châssis et un chiffon des matières à peindre... Jasper Johns sonde les possibilités du gris, couleur qu'il affectionne et qu'il maîtrise à merveille. Il joue avec la surface de ses tableaux dont surgissent mobilier, mots en relief, empreintes ou moulages de fragments du corps humain.
On croise ses amis, le chorégraphe Merce Cunningham et le musicien John Cage et l'influence du peintre Robert Rauschenberg, avec qui Jasper Johns partagea quelques années de sa vie, se devine dans certains travaux.
Sa démarche devient plus complexe au fil du temps et il revisite, dès le début des années 80, ses oeuvres de jeunesse. Il porte un regard rétrospectif sur sa vie et sur son travail dans le quatuor de tableaux intitulé Four Seasons (1988).
Si d'aucuns trouveront que la pertinence du vocabulaire visuel de Jasper Johns se délite en fin d'exposition, la rétrospective atteste du foisonnement créatif de cet artiste visionnaire qui, du haut de ses 87 ans d'âge, n'a de cesse d'interroger l'acte même de regarder.
Jasper Johns, Something Resembling Truth, Royal Academy, Burlington House, Piccadilly, Mayfair, Londres W1J 0BD, Royaume-Uni. Jusqu'au 10 décembre 2017.
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