Dans l'exposition que lui consacre la galerie Meessen De Clercq, l'artiste mexicain Jorge Méndez Blake nous propose une réinterprétation visuelle et spatiale, sous la forme de dessins, de peintures et d'installations, des calligrammes du poète français Guillaume Apollinaire (1880-1918). Les œuvres conceptuelles présentées stimulent la réflexion sur le rapport entre les mots et leurs sens, sur les analogies entre littérature et architecture et sur les enjeux de la poésie.
En guise d'introduction, un grand dessin reproduit presque à l'identique la couverture de Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916, le recueil de poésie sur lequel s'appuie le plasticien. Un calligramme est un poème dont la disposition sur la page forme un dessin, une image en relation avec le contenu du texte. C’est à Guillaume Apollinaire que l’on doit ce terme, un néologisme formé par la combinaison des mots "calligraphie" et "idéogramme". En biffant la mention "1916" de la couverture originale et en la remplaçant par "2016", l'année d'exécution de son dessin, Jorge Méndez Blake se réapproprie l'œuvre du poète et nous invite à une "relecture" critique.
Les travaux exposés nous rappellent que la lecture est une pratique intime et subjective et que chaque lecteur interprète le texte et les mots selon la sensibilité qui lui est propre. Ainsi, sans doute intrigué par les références à sa terre natale, Jorge Méndez Blake s’est penché sur Lettre Océan, le calligramme qu’Apollinaire consacra à son frère installé à Mexico. Il y relève deux fautes d’orthographes commises en espagnol: Apollinaire omet le "h" de "chingada" et se trompe en écrivant "pendejo" avec un "c" au lieu d'un "j". Ces deux mots mal orthographiés sont des insultes idiomatiques couramment utilisées au Mexique. Le grand tableau vert souligne la faute et, en démultipliant le "h" manquant de "chingada", Jorge Méndez Blake accentue la perte de la sonorité chuintante que l'omission de cette lettre induit.
Sur les deux murs opposés, il prolonge sa réflexion dans les "tableaux noirs" qui côtoient des œuvres typographiques... Ce n'est qu'en se rapprochant de ces tableaux monochromes que le visiteur parvient à distinguer l’empreinte quasi-imperceptible des lettres "c" et "j" du mot "pendejo".
Dans ses travaux typographiques, Jorge Méndez Blake isole certains mots utilisés par Apollinaire dans d’autres poèmes du recueil ("paix", "guerre", "Europe", "désir" etc.) et compose des calligrammes qu'il imprime sur différents types de papier. Il joue avec ces "mots-clefs", les oppose à leurs antonymes et crée ainsi de nouvelles pistes de lecture. À titre d'exemple, les lettres qui forment le mot "paix" sont insérées dans un paragraphe constitué par la répétition du mot "guerre"; le terme "enchanteur" se détache de la nébuleuse formée par les caractères g-u-e-r-r-e; et les mots "désir" et "guerre" se côtoient pour dessiner, selon les interprétations, une cheminée d'usine, une allumette embrasée, voire un drapeau flottant au vent... Les deux murs que séparent l'entrée de la pièce et qui font face au tableau triangulaire proposent le positif et le négatif de ces deux lectures et, en choisissant d'imprimer certains mots en rouge d'un côté et en noir de l'autre côté du mur, l'artiste joue sur la signification symbolique de ces deux couleurs. Les caractères sont porteurs de messages et en optant pour l'une ou l'autre couleur, Jorge Méndez Blake attire notre attention sur l'instabilité du contexte géopolitique actuel... Si l'on se remémore que Guillaume Apollinaire composa ses calligrammes pendant la Première Guerre Mondiale, le pouvoir évocateur de ces interventions simples et ludiques n'en est que plus saillant...
Jorge Méndez Blake est architecte de formation et cela se devine dans sa façon d’appréhender la matérialité de l'écrit. Selon lui: "l’écriture est en soi une sorte de construction et la lecture est un moyen de création." Sa démarche s’inscrit dans le sillage d’artistes tels que Marcel Broodthaers, Carl André et Joseph Kosuth. Dans son souci de donner une nouvelle forme au langage, Jorge Méndez Blake transforme la poésie concrète des calligrammes en structures architecturales. Ainsi, un diptyque de dessins convertit le tracé du poème Lettre Océan en plan urbanistique: les mots deviennent des "blocs" colorés, des "volumes" traduisant la mise en forme des vers…
Il pleut, un autre calligramme d'Apollinaire est également mis à l'honneur tout au long de l'exposition et les parapluies rouges et noirs (marqués des initiales du poète) qui sont nichés dans les coins des différentes salles servent de fil conducteur au parcours. Une sculpture minimaliste noire dialogue avec une gravure d'un couple qui se promène sous la pluie...
Dans la grande salle située en contrebas, Jorge Méndez Blake a non seulement reproduit à la peinture la "pluie de mots" du calligramme sur le fond rouge d'une toile (Il pleut fort, 2017) mais fait aussi pleuvoir au vinyle adhésif bleu sur les quatre murs des "mots en liberté". Dans cette installation intitulée It's Raining (An Anthology), 2017, il remplace les vers originaux d'Il Pleut par une myriade de titres d'autres poèmes évoquant la pluie. Les titres de ces poèmes et le nom de leurs auteurs ruissèlent sur les parois de l’espace et peinture et poésie se mélangent pour arriver à un art unique. Enfin, des lettres d'un jeu de Scrabble posées à même le sol et retournées sur leur verso (Word/Window II, 2017) dessinent discrètement le contour d’une fenêtre…
Je conclurai en citant Irina Bokova, la directrice générale de l'UNESCO, et dirai que cette exposition illustre bien que: "la poésie est une fenêtre sur l'époustouflante diversité de l'humanité".
Jorge Méndez Blake, Apollinaire's Misspell and Other Calligrams, Meessen De Clercq, 2A Rue de l'Abbaye, 1000 Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 20 Mai 2017.
Copyright © 2017, Zoé Schreiber