Antony Gormley, 'Living Room', Galerie Xavier Hufkens

Les sculptures anthropomorphes d'Antony Gormley nous accueillent dans l'exposition que nous propose la galerie Xavier Hufkens. Les structures présentées oscillent entre abstraction et figuration et s'inscrivent dans le travail d'investigation que mène l'artiste sur le rapport entre l'homme et l'espace, entre la masse et le vide, l'intériorité et l'extériorité. Living Room célèbre les 30 ans de collaboration entre la galerie bruxelloise et le sculpteur britannique né à Londres en 1950 et récompensé par le Turner Prize en 1994.

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Dans la première pièce, six silhouettes à échelle humaine se dressent devant nous. Constituées de parallélépipèdes rectangles, creux ou pleins, empilés ou imbriqués les uns dans les autres, leur couleur sombre contraste avec la luminosité de l'espace qu'elles occupent. Leurs postures sont variées: certaines se "tiennent" droites comme des "I" tandis que d'autres sont légèrement recourbées. Le propre corps de l'artiste sert de "matière première", de "matrice" aux sculptures. Si à ses débuts Gormley avait recours au moulage, il crée aujourd'hui ses statues grâce à un scanner 3D qui lui permet de modéliser son corps digitalement et d'en extrapoler de multiples permutations. Ce faisant, il le vide de toute individualité et en fait la signature de son travail qui tend ainsi vers le générique et l'universel.

Au fur et à mesure de la visite, on croise le chemin d'autres humanoïdes et surtout, au centre du vestibule, celui d'une œuvre colossale, agrandissement monumental des figures rencontrées à l'entrée. Solitaire, le "dos" vouté, l'homme de fer nous surplombe et nous renvoie à notre propre vulnérabilité voire à notre insignifiance.

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Des sculptures en filigrane surgissent au détour d'un mur, certaines sont allongées à même le sol tandis que d’autres, recroquevillées sur elles-mêmes, défient la gravité et sont suspendues dans l'angle à la jonction du mur et du plafond.

La structure de ces "hommes géométriques" rappelle celles d'immeubles et les pavés droits qui les composent ou les lignes qui les dessinent, celles de pièces d'appartements. Certaines figures sont d'ailleurs réalisées à partir de treillis métalliques qui suggèrent ceux à béton utilisés dans la construction…

J'ai été particulièrement sensible au duo de sculptures qui donne son nom à l'exposition. On peut l'observer de plain-pied ou en contre-bas depuis le premier étage de la galerie. Grâce à la prise de hauteur, la perspective change et la structure "corporelle" devient maquette d’un complexe architectural...

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Le Living Room ou "salle de séjour" est à comprendre comme étant un espace d'habitation et un espace habité. Les pièces de la galerie sont des "living rooms" qui servent d'écrin aux oeuvres et aux visiteurs qui les découvrent. Gormley nous donne à voir qu'à l'instar de ses hommes de fer, nos corps sont à la fois des entités qui habitent l'espace et l'espace qu'ils habitent, que les corps sont dans l'espace et que l'espace est dans les corps. La sculpture évolue ainsi d'un espace ouvert à un espace intime. "Si l'esprit occupe le corps et le corps occupe un bâtiment, quel est notre ressenti si l'on substitue le bâtiment au corps? Dans quelle mesure sommes-nous protégés par et enfermés dans nos structures et à quel point sommes-nous contrôlés par elles?" s'interroge l'artiste. 

L'atmosphère qui se dégage de Living Room est austère et les sculptures d’Antony Gormley invitent le spectateur à regarder et à se regarder. Le corps de l'homme est repensé en termes architecturaux et cette démarche nous incite à réfléchir sur ce que veut dire habiter un corps ou habiter un espace. Avant de quitter la galerie, je vous encourage à vous aventurer dans le jardin pour ne pas rater celui qui s'y cache et met un point d'orgue à la visite.

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

Antony Gormley, Living Room, Galerie Xavier Hufkens. Image courtesy: Galerie Xavier Hufkens

 

Antony Gormley, 'Living Room', Galerie Xavier Hufkens, rue St-Georges 6, B-1050, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 8 Avril 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Johan Creten, '8 Gods', Galerie Almine Rech

8 Gods à la Galerie Almine Rech donne un aperçu de l'univers énigmatique de Johan Creten, sculpteur belge qui s'évertue depuis les années 1980 à redorer le blason de la céramique.

La visite permet de découvrir les œuvres récentes de cet artiste passé maître d'une technique reléguée encore il y a peu au rang d'art mineur. Johan Creten contribue au regain d'intérêt pour ce médium et on en veut pour preuve sa participation au printemps dernier à l'exposition Ceramix: de Rodin à Schütte à la Maison Rouge à Paris. Né à Saint-Trond en 1963, il est l'un des premiers artistes contemporains à s'être emparé de ce savoir-faire marginalisé et à l'avoir intégré dans sa pratique. 

Plusieurs séries de travaux sont présentées. Dans la première pièce de la galerie, des tondos en faïences (Wargames Tondo), servent d'introduction à l'installation située dans l'espace principal où huit sculptures figuratives en terre cuite émaillée (8 Gods) côtoient trois colonnes monumentales en bronze (Massu).

Johan Creten ‘8 Gods’at Almine Rech Gallery, Brussels © Johan Creten - Courtesy of the Artist and Almine Rech Gallery - Photo: Hugard & Vanoverschelde photography

Johan Creten ‘8 Gods’at Almine Rech Gallery, Brussels © Johan Creten - Courtesy of the Artist and Almine Rech Gallery - Photo: Hugard & Vanoverschelde photography

Johan Creten, '8 Gods', Galerie Almine Rech, vue partielle de l'exposition

Le rapport entre les échelles et le contraste entre les matières (la fragilité de la céramique et la robustesse du bronze) sont surprenants. La mise en espace nous invite à nous promener d'une sculpture à l'autre et à tisser des liens entre elles. Des "tabourets" en céramique intitulés Points d'observation font également partie intégrante de l'installation et sont mis à la disposition des visiteurs qui souhaiteraient s'y assoir. Ces sculptures "fonctionnelles" font écho aux socles de couleurs acidulées sur lesquelles reposent les 8 Gods. Un temps d'arrêt et de contemplation est implicitement suggéré par l'artiste qui semble vouloir ralentir la cadence de la visite et nous indiquer que c'est dans la durée que ses créations mystérieuses gagnent à être découvertes.

Sur les huit "divinités" installées dans l'espace, six sont féminines et deux masculines. Dénudées, légèrement vêtues de toges ou presque entièrement voilées, les figures nous fixent de leurs regards perçants ou baissent les yeux introspectivement. Certaines sont représentées avec des accessoires: un oiseau, un couteau, un poisson ou encore un anneau autour du cou...

Bien que leur apparence imparfaite et les émaux colorés qui ruissellent sur leur peau les ancrent dans la modernité, les 8 Gods ressemblent à des vestiges d'une époque lointaine. Les sculptures donnent l'impression d'avoir bravé le temps et les éléments (au sens propre comme au figuré puisque les céramiques ont été créées "par le feu" lors de la cuisson). A l'instar de l'historien de l'art Colin Lemoine, qui nous propose son interprétation sous la forme de poèmes dans le livret de la galerie, nous sommes à notre tour invités à tenter de déchiffrer les secrets qu'elles recèlent...

Visuellement, leurs formes s'inspirent du champs sémantique marin. Les Points d'observation rappellent les bittes d'amarrage et les Massu (qui ne sont pas sans évoquer la Colonne sans fin de Constantin Brancusi) ressemblent aux arêtes de squelettes de poissons géants... Mate par endroits et brillante à d'autres, l'enveloppe corporelle des "divinités" s'apparente au corail ou aux algues qui recouvrent les objets rejetés par la mer…

A cet égard, et comme le note Colin Lemoine dans La Traversée, le catalogue qui accompagne l'exposition concomitante au Centre d'Art Contemporain d'Occitanie/Pyrrénés-Méditerranée à Sète: "ces bêtes archaïques, où suintent des couleurs d'outre-tombe, sont prises au piège de la lave céramique. Elles sont figées, naturalisées par la folie de l'artiste qui ne les a pas pêchées, mais repêchées (...) Johan Creten est un océanographe des fluides intimes, un spéléologue des chairs et des pulpes."

A l'issue de la visite, je n'ai pu m'empêcher de penser que l'installation me rappelait le plateau d'un échiquier et les œuvres présentées des pions stratégiquement positionnés sur une grille. Leurs titres (The KnifeThe RingThe BoyThe HerringThe BirdThe UberThe Veil) m'ont remémoré les arcanes du tarot. La référence subliminale à l'univers du jeu se retrouve d'ailleurs aussi dans les trois planisphères (Wargames Tondo) qui fourmillent d’insectes et ornent les murs de la première pièce... On peut se demander si cet univers ludique ne comporte pas une dimension politique et ce constat peut inspirer des questionnements sur les croyances, sur les perceptions et sur une certaine conception du monde et de la société.

 

Johan Creten, '8 Gods', Galerie Almine Rech, rue de l'Abbaye 20, 1050 Ixelles, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 8 Avril 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Alex Webb, 'Errand & Epiphany', A. Galerie

Errand & Epiphany nous invite à découvrir ou re-découvrir le travail d'Alex Webb, "street photographer" américain, membre de la prestigieuse Agence Magnum et coloriste hors du commun.

La A. Galerie expose sur deux étages une vingtaine de tirages qui documentent les voyages que le photographe a effectué au cours des trente dernières années.

Une première image, prise de nuit à Comitán au Mexique, nous accueille. Une demi-ellipse rouge cerise court le long de la façade rugueuse du bâtiment et guide le regard vers le chien imperturbable qui monte la garde. Son profil est rétro-éclairé par un néon vert qui illumine un sol caillouteux. Au loin, un lampadaire brille dans l'obscurité et redessine le paysage. On ne sait si le soleil vient de se coucher ou s'il est sur le point de se lever et les tubes fluorescents rendent la photo froide et mystérieuse... On imagine le son de l'obturateur de l'appareil d'Alex Webb quand, au détour d'une ruelle, il est "tombé" sur cette scène qu'il captura pour le plaisir de nos yeux. "La magie de la rue c'est le mélange d'errance et d'épiphanie," observe l'écrivaine américaine Rebecca Solnit dans son essai Wanderlust: A History of Walking (2000).

Alex Webb, Comitan, Mexico, 2007. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Comitan, Mexico, 2007. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Errand & Epiphany, vue de l'exposition, A. Galerie

Né à San Francisco en 1952, Alex Webb grandit sur la côte Est des Etats-Unis. Il étudie à Harvard et commence, à l'instar de tous les photographes de sa génération, à photographier en noir et blanc. Ses premiers voyages en Haïti et au Mexique à la fin des années 70 vont marquer un tournant décisif dans son travail. Ces pérégrinations vont l'emmener dans des pays où les tensions politiques et sociales sont immédiatement perceptibles et où, contrairement à la Nouvelle-Angleterre, la vie et son théâtre s'exposent à même la rue de façon plus brutale. Il va aussi comprendre progressivement la résonance et l'omniprésence de la couleur des lieux qu'il photographie et apprivoiser rapidement ce nouveau mode d'expression qui va devenir sa signature artistique. Comme il l'explique: "mes images sont des réponses au monde. Je me considère comme un promeneur et un découvreur du monde. Ce qui m’intéresse, c’est comment la couleur peut créer différents espaces dans le cadre de la photo."

Alex Webb flâne et arpente les rues des heures durant à la recherche de la bonne image: "le hasard joue un rôle essentiel. Ce type de travail se traduit à 99,9% par un échec." Les "instants décisifs" qu'il immortalise ont une qualité surréelle et la minutie de ses compositions est impressionnante. La photographe indienne Dayanita Singh décrit d'ailleurs les photographies de celui qui a été son professeur comme des "photographies à migraine": les personnages qui les habitent interagissent entre eux, de larges zones d'ombre d'un noir opaque sculptent l'espace, plusieurs points focaux les structurent et les plans se superposent et accentuent la profondeur de champs. Si certains cadrages rappellent des tableaux, le mouvement, figé au bon moment, offre à notre regard des instants de grâce.

Alex Webb, Tehuantepec, Mexico, 1985. Image courtesy A. Galery

Alex Webb, Tehuantepec, Mexico, 1985. Image courtesy A. Galery

Alex Webb, Nuevo Laredo, Mexico, 1996. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Nuevo Laredo, Mexico, 1996. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Plant City, Florida 1989. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Plant City, Florida 1989. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Havana, Cuba, 2001. Image courtesy A. Galerie

Alex Webb, Havana, Cuba, 2001. Image courtesy A. Galerie

En parcourant l'exposition, je n'ai pu m'empêcher de penser au travail du peintre coloriste britannique Howard Hodgkin (1937-2017). Ce-dernier développa une œuvre lumineuse qui s'efforça de traduire picturalement les "vues" glanées au cours de ses nombreux voyages, en Inde notamment... Comme Alex Webb, Hodgkin "capturait" les atmosphères qui s'imposaient à lui. Il les gravait dans sa mémoire pour les retranscrire a posteriori sur ses tableaux. Bien que les approches et les médiums soient différents, le rapprochement entre la capacité de ces deux artistes à susciter l'émotion par la couleur m'interpelle.

Lorsqu'on lui demande ce qu'est, selon lui, une bonne photographie, Alex Webb répond que c’est "une photographie qui emporte ceux qui la regarde quelque part où ils n'ont encore jamais été". Si telle est son ambition, sa mission est réussie tant ses clichés, à la fois sombres et lumineux, chaotiques et harmonieux, nous invitent au voyage.

A titre d'information, la rétrospective que le Palais de la Bourse consacre au photojournaliste américain Steve McCurry (The World of Steve McCurry), est un autre rendez-vous photographique à ne pas manquer.

 

Alex Webb, Errand & Epiphany, A. Galerie, 25 Rue du Page, B-1050, Bruxelles, Belgique. Jusqu'au 20 mai 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber

Marcel Broodthaers: A Retrospective, K21 Kunstsammlung NRW, Düsseldorf

Après le MoMa de New-York et le Musée Reina Sofía de Madrid, l'impressionnante rétrospective consacrée à Marcel Broodthaers (1924-1976) a pris ses quartiers au Musée d'Art contemporain K21 de Düsseldorf et vaut vraiment le détour. Elle permet de découvrir le parcours fulgurant (une douzaine d'années à peine) et l'œuvre atypique, originale et déroutante du poète, cinéaste et artiste plasticien belge.

Marcel Broodthaers: A Retrospective, vue de l'exposition, K21, Düsseldorf

Marcel Broodthaers: A Retrospective, vue de l'exposition, K21, Düsseldorf

Inclassable et à la croisée de différents courants artistiques du XXème siècle (dadaïsme, surréalisme, Pop, conceptuel, minimal et Fluxus), Broodthaers est l’une des références incontournables de l’art contemporain. Comme on peut le constater à loisir tout au long de l'exposition, il a toujours cultivé l'humour et la dérision et sa démarche parodique questionne le statut de l'œuvre d'art et les mécanismes qui font qu'elle en devient une.

D'entrée de jeu, la projection en continu d'un de ses films (La clé de l'horloge, un poème cinématographique à l'honneur de Kurt Schwitters, 1957) sert de mise en bouche. Dans la première salle, on apprend qu'après avoir tenté d'embrasser une carrière littéraire et publié quelques recueils de poèmes, il s'est autoproclamé artiste en 1964 en réifiant dans du plâtre une dizaine d'exemplaires invendus de son recueil Pense-Bête. En transformant ses livres en objet esthétique, il a enterré symboliquement sa première "carrière" à quarante ans et, pragmatique, a annoncé ironiquement sur le carton d'invitation de sa première exposition personnelle: "moi aussi je me suis demandé si je pouvais vendre quelque chose et réussir dans la vie".

Marcel Broodthaers, Invitation à Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie..., Galerie Saint Laurent, 10-25 Avril, 1964

Marcel Broodthaers, Invitation à Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie..., Galerie Saint Laurent, 10-25 Avril, 1964

Dans les salles suivantes sont exposées (certaines dans les caissons originaux du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles) les œuvres qui attestent de sa recherche artistique et on peut y découvrir les "tableaux", "sculptures" et installations composés à partir de l'accumulation et de l'assemblage de matériaux insolites dépourvus de valeur intrinsèque. L'objet de consommation devient œuvre d'art et son travail s'assimile à la fois au Pop Art et au "ready-made" de Marcel Duchamp. 

Les moules, les frites et les œufs (mais aussi le charbon, les briques, les bouteilles…) qui définissent la belgitude selon Broodthaers servent d'éléments constitutifs de son travail. Il détourne les éléments du folklore et de la culture alimentaire du plat pays et parodie ainsi les symboles de l’identité nationale et les emblèmes de la Belgique.

Dans Le Lion belge (1968), le félin de l’armoirie du royaume est "servi" dans une poêle et dans Sans Titre (triptyque) (1965-1966), le drapeau tricolore est recouvert de coquilles d’œufs vides par allusion à la vacuité de ce symbole patriotique par excellence.

Marcel Broodthaers, Le lion belge (1968)

Marcel Broodthaers, Le lion belge (1968)

Marcel Broodthaers, Sans titre (triptyque), 1965-1966

Marcel Broodthaers, Sans titre (triptyque), 1965-1966

La critique du nationalisme est poussée à son paroxysme avec Fémur d’homme belge (1964-1965) et Fémur d’une femme française (1965). Comme l’explique la curatrice Cathleen Chaffe dans son essai, Emblems of Authority, publié dans le catalogue de l’exposition: “cette juxtaposition évoque la perte d'individualité, voire la mort, que peut entraîner le patriotisme; les couleurs peintes sur les os rappellent la nationalité des cadavres qui ont jonché le territoire belge tout au long de son histoire militaire.”

Marcel Broodthaers, Fémur d'un homme belge (1964-1965) et Fémur d'une femme française (1965)

Marcel Broodthaers, Fémur d'un homme belge (1964-1965) et Fémur d'une femme française (1965)

Outre les connotations évoquées ci-dessus, il est aussi intéressant de préciser, et cela permet une autre lecture des objets présentés, que pour Broodthaers leur choix n'est pas anodin: il y a la moule et le moule et la moule est fascinante dans la mesure où elle forme elle-même son moule… Les jeux de mots et calembours sont monnaie courante dans le travail du plasticien qui a recours à la métonymie dans nombre de ses œuvres. Le contenant remplace son contenu et la cause son effet... Il en va ainsi des vêtements intégrés à une composition (Maria, 1966) ou accrochés à même l’espace d’exposition (Le costume d’Igitur, 1969), qui, "inhabités" font implicitement référence à leur propriétaire... De même, dans La camera qui regarde (1966), le dispositif de prise de vue est remplacé par les images qui en résultent : ce sont les photographies d’yeux (publicités pour la marque de maquillage Helena Rubinstein) qui, placées dans des pots en verre montées sur un trépied, nous "regardent"...

Au fur et à mesure de la rétrospective, il apparaît comme une évidence que Broodthaers n'a jamais abandonné la dimension poétique dans sa production artistique et que la présence de l'écriture a été permanente. En effet, il se sert des mots pour leur clarté typographique et les intègre dans ses compositions. À titre d'exemple, il les projette dans l'œuvre inspirée de la fable de La Fontaine Le Corbeau et le Renard (1967) et les imprime sur différentes surfaces dans Un coup de dès jamais n'abolira le hasard (1969), un poème de Mallarmé dont la structure est réduite à un hymne visuel.

Broodthaers ne recula ni devant le passé colonial belge (Le problème noir en Belgique, 1963-1964), ni devant la critique des origines impérialistes de l’entreprise muséale. Ainsi, son Jardin d’Hiver (1974), qui associe palmiers et gravures d'époque, fait référence aux expositions universelles… Un film, projeté au sein de l’installation recréée à l'identique dans une salle du K21, montre Broodthaers se promenant avec un chameau emprunté au zoo d'Anvers lors du vernissage de l’exposition au Palais des Beaux-Arts.

En 1968, il fonde et se nomme conservateur de son Musée d'Art Moderne, Département des Aigles et reprend la formulation de son ami René Magritte en apposant, sur chacun des objets exposés, une plaquette expliquant que "Ceci n'est pas une œuvre d'art". Ce musée fictif itinérant, qui connu son apothéose au Kunsthalle de Düsseldorf en 1972, devient humoristique et Broodthaers montre que les connotations des images dépendent du contexte dans lequel elles sont perçues. Il révèle aussi que la représentation d'un objet n'est pas l'objet en soi et prouve que l’œuvre est dans le discours qui la produit plus que dans l’œuvre elle-même. Il anticipe par conséquence la critique institutionnelle et la réflexion sur les rapports entre l'œuvre d'art, le musée et le public. Cette logique est illustrée à merveille dans une des salles du K21 où trône une caisse vide sur laquelle sont projetées des images d'œuvres virtuelles... Les Décors de l'artiste installés dans d'autres salles poursuivent le raisonnement.

Marcel Broodthaers, Projection sur caisse, 1968

Marcel Broodthaers, Projection sur caisse, 1968

Cette ambitieuse rétrospective, dont vous vous doutez que je ne vous ai dévoilé que quelques propositions, ne se visite pas de la même manière qu’une exposition traditionnelle. Elle répertorie l’œuvre d’un artiste unique, qui échappa à tous les dogmes et à toutes les écoles, qui bouscula les idées reçues et les tabous et n'eût de cesse de questionner le rapport entre l'art et l'argent, l'original et la copie, la fiction et le réel.

 

Marcel Broodthaers: A Retrospective, Kunstsammlung Nordrhein Westfalen K21, Ständehausstrasse 1, 40217, Düsseldorf, Allemagne. Jusqu'au 11 Juin 2017.

Copyright © 2017, Zoé Schreiber